Una sì tù
piaghjinca è montagnola
pelle di neve è di sole
silenziu di donna
è risa di damicella

una sì tù
maturaghjola

(Una sì tù: parolle è traduzzione)

Traductions/Übersetzungen/Vertalingen FR/AL/NL dans les/in den/in de POSTS

TRADUCTION

Baratti, Albiana 2003
Traduire en poésie ? (texte écrit en 2003)

Sur une question souvent traitée et parfois maltraitée, circulent encore un certain nombre de lieux communs et de préjugés qu’il vaut mieux évacuer d’emblée : ainsi l’assertion selon laquelle il existerait des impossibilités foncières, que telle langue serait par nature plus apte ou plus musicale qu’une autre et faciliterait d’autant l’opération de transcription ne résiste ni à l’observation ni à l’épreuve. On sait bien aujourd’hui que toute langue, dominante ou dominée, est « capable » de poésie.


Dans un contexte plus général du contact des langues et de leur traduction, la thèse de Georges Mounin, quoique ancienne déjà d’une quarantaine d’années, a éclairé les limites du traduisible et conserve de sa pertinence, éventuellement transposable au poème, lorsqu’elle souligne une certaine incommunicabilité de l’expérience personnelle, tout au moins dans son unicité, ou bien encore l’insuffisante commensurabilité de certaines unités linguistiques. Elle admet bien par ailleurs, et les nuances mêmes de son expression l’attestent, que toute avancée dans ce domaine particulier du travail sur la langue demeure relative, surtout dès que l’on veut, s’éloignant des universaux élémentaires, atteindre au subjectif le plus subtil, celui de l’expression poétique par excellence.


Cela étant rappelé, continuons la chasse aux fausses bonnes idées comme celle qui prétend que seul un poète peut traduire convenablement de la poésie ; ou celle encore qui conteste le caractère de poème à telle ou telle forme, poème en prose ou prose poétique…qui resurgissent régulièrement sans avoir jamais été réellement démontrées. Ce n’est pas en tout état de cause à coups d’idées reçues ou de postulats que l’on y verra plus clair dans un domaine où l’expérience est multiple et parfois contradictoire. D’autre part, comment ne pas s’effrayer d’emblée des difficultés de théorisation d’un chantier dont l’objet d’étude lui-même présente une évolution historique telle, une telle présente diversité de statut, partant de telles aspérités définitoires, qu’il peut en effet déconcerter toute entreprise de résolution synthétique ou de présentation pédagogique ?


Mon ambition sera donc ici seulement d’avancer quelques éléments de réflexion, dans le prolongement même de ce que nous avons esquissé collectivement au cours du bref échange du 14 novembre 2002 au théâtre de Bastia, entre deux lectures croisées de poèmes.


Et d’abord, est-il besoin d’y insister, l’acte de traduire, à la fois reconnaissance de l’Autre et approfondissement de Soi-même, est une entreprise de transgression de sa propre langue confrontée à celle du poème dans une autre. Il ne me semble donc pas en soi fort distinct de celui de créer de la poésie. Le résultat qui en découle naturellement, le nouveau poème ainsi obtenu,  non seulement peut mais doit être reçu à la fois comme une traduction et comme une création ou si l’on veut une re-création.


Inutile d’insister sur la difficulté de transposition que peut receler l’exercice lorsque le traducteur est confronté à des formes et des manières utilisant tics, jargons, pastiches, signes de connivence divers et variés, auxquelles nous habitue la poésie contemporaine laboratoire actuel d’infinités d’expressions : ainsi, assistons-nous souvent sinon au renoncement de guerre lasse, du moins à l’insatisfaction de l’acteur autant que du récepteur. Aussi, pour oser la généralisation, serais-je tenté de ne considérer chaque traduction, celle qui relèverait de ce type comme toutes les autres, que comme une proposition particulière, liée à son ici et à son maintenant et s’exposant en conséquence  à être légitimement remise en cause et sans cesse reprise. Une solution insatisfaisante paraissant par ailleurs celle qui, à la manière des machines à traduire, proposerait une langue médiane et passe-partout, sans péril et sans hardiesse, insipide à force de prudence et d’adaptabilité.


Car au-delà des difficultés linguistiques ou techniques, traduire un poème consiste à cerner le plus intime, voire le plus obscur de l’Autre, au risque de s’y perdre soi-même à la recherche d’une authenticité du dire toujours possiblement dévié ou camouflé : cela implique idéalement des qualités d’introspection, de retour vertigineux sur sa propre langue, et bien entendu non seulement une parfaite connaissance de l’autre langue mais également l’énergie que seul procure un profond investissement personnel comme acteur du poème.

Pour nous éloigner un instant de ces questions métaphysiques affleurantes dès que l’on entre en traduction, il reste que l’objectif premier est celui qui consiste, du mot à mot de départ à toutes les acrobaties entre formes et sens, à obtenir non une paraphrase mais une sorte d’équivalence formelle, le rendu le plus fidèle. Dans cette opération que l’on peut appréhender comme simple et quasi artisanale, la difficulté résiderait plutôt dans la transcription du mouvement et des rythmes, c’est-à-dire dans la prise en compte absolue des espaces et des silences du poème travaillé.

De l’épopée à la lyrique intimiste, de l’éclat militant à « l’installation » graphique démonstrative de laboratoire, de la métrique classique au vers libre absolu, du calligramme à la poésie expérimentale, la diversité des voies poétiques semble défier sans cesse classifications et typologies ; et il reste évident qu’à chacune de ces formes correspondra une adaptation possible pourvu que cette forme d’arrivée perde le moins possible dans ce « franchissement de frontière linguistique » des caractères poétiques de la forme d’origine.


Les théories d’ensemble peuvent séduire : elles résistent pourtant mal au terrain concret, à l’exception, au travail original sur le mot et sa polysémie. On comprendra qu’à rappeler ces quelques idées fondamentales, presque simplistes à force de simplicité, nous voulions seulement ramener prudemment à la réalité du geste du passeur de poèmes, à l’humilité de la fabrication d’une langue dans une autre.


En n’oubliant certes pas que la traduction, tout comme la création poétique, demeure une expérience des limites du langage, en somme la tension vers un horizon absolu sans assurance de l’atteindre jamais. En quête de la suprême langue, sans doute celle qu’évoque Mallarmé dans le célèbre incipit de Crise de vers : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême… »


Pratiques/Anecdotiques       

                                       
Ajoutons à cette courte approche généraliste quelques éléments d’illustration concrète susceptibles d’aider à mieux saisir une démarche qui, on le verra bien, demeure « artisanale » voire « bricolée », d’autant que n’étant pas investie par quelque fonction ou commande de type professionnel, elle reste largement tributaire du hasard et des rencontres.

Un exemple tout récent : j’ai reçu ces jours-ci un ouvrage intitulé Poésies du monde (Editions Seghers), anthologie publiée par le ministère de la Culture à l’occasion du Printemps des Poètes et regroupant une quarantaine de poètes en langues étrangères ou régionales, parmi lesquelles j’ai eu le plaisir de voir repris un de mes poèmes intitulé Dubbitu tiré, une notice le précisant expressément, du numéro 20-1984 de la revue Rigiru aujourd’hui disparue. Ce texte est accompagné d’une traduction par Denis Montebello, romancier et poète, que je ne connaissais pas. Voici donc l’original et sa traduction :



Dubbitu 

Avie tandu u mare interu à l’ochji
da l’orizonte à a rena di l’orlu,
i ghjorni sani intrecciati à i so capelli
à e so osse, à a so pelle…
Soca una ghjumenta di Camarga
ti s’avia purtatu via mez’à l’erbe maestre…
Soca qualcosa avia mossu,
in issa terra di a to carne,
in issa furesta di u to core,
qualcosa chì t’avia bullitu in pettu
à l’attrachjata, o zitellò…
A stagione ella si ne ridia
cum’elli ridenu i fiori,
à stracci bianchi,
nevischjulera…
L’usci po tandu si spalancavanu,
chì ogni strada ti s’allisciava sott’à i pedi…

Avie tandu issa legerezza di l’esse
(capitu senza spiecà)

Oghje, quale hè chì a sà più, o Ghjà…
Doute

Tu avais alors la mer à tes yeux
de l’horizon au sable du bord,
tous les jours à ses cheveux emmêlés,
à ses os, à sa peau…
Peut-être une jument de Camargue
t’avait-elle emporté parmi les herbes hautes…
Peut-être avait-elle remué quelque chose
dans cette terre de ta chair,
dans cette forêt de ton cœur,
quelque chose qui avait bouillonné en toi
sombre, ô garçon…
La saison en riait
comme rient les fleurs,
à blancs flocons,
neige légère…
Les portes alors s’ouvraient grandes,
toute route était caresse sous tes pieds…

Tu avais alors cette légèreté de l’être
(pas besoin d’expliquer)

Aujourd’hui, Jacques, qui est-ce qui s’en souvient ?

D’emblée, la version française que je découvre m’agrée puisqu’elle respecte et le sens général du poème et sa distribution graphique, qu’elle ne comporte aucune erreur manifeste d’interprétation hormis ce « à l’attrachjata » (au crépuscule, à la tombée de la nuit, la « vesprée » de l’ancienne langue) qui a été compris comme un qualificatif, mais cette lecture porte en définitive assez peu à conséquence  : j’ai donc tout lieu d’être satisfait du résultat d’ensemble. Pourtant, des bribes de phrases persistent dans ma mémoire qui ne se superposent pas exactement à celles que je découvre aujourd’hui à la lecture et ce qui me vient immédiatement à l’esprit dans un canevas de traduction certes lacunaire me semble mieux correspondre à l’impression initiale conservée en moi du poème. Il n’y a pas là grand mystère s’il est bien vrai que les textes ont leur personnalité et une histoire propre qui permet une sorte d’identification première, même si l’on n’ignore pas que leur vie continue bien après leur publication. Mieux encore : cette vie semble prendre à la faveur des éditions ou des lectures publiques comme une autonomie nouvelle, y compris par rapport à leur auteur qui est appelé à devenir insensiblement un lecteur parmi les autres. Le public s’empare naturellement de l’œuvre et, par le jeu des connotations, de toutes les ressources de l’intertextualité, construit ses propres lectures, tout aussi légitimes ; le cas échéant, des illustrateurs peuvent même ajouter leur marque à l’effet de réception produit par la présentation graphique : en ce qui concerne Dubbitu, par exemple, la page du numéro spécial où il figure est mise en scène par Francette Orsoni dont on connaît le talentueux imaginaire. Quant à l’illustration correspondant au même poème repris dans le recueil E Sette Chjappelle de 1987, elle mêle graphismes délicats et calligraphie dans une composition remarquable également de Lucia Santucci, elle-même insigne représentante de la poésie féminine d’expression corse. 

Précisément pour cet exercice et un peu aussi par curiosité ou désir de redécouverte, j’ai donc voulu reconstituer la généalogie de mon texte en interrogeant quelques archives personnelles : je me suis aperçu qu’il avait été écrit en 1976 et publié déjà dans le n°11-1978 de la revue Rigiru. Or, cette décennie 70 a été pour quelques-uns d’entre nous, acteurs culturels très impliqués, une période d’expérimentations et d’échanges extrêmement fertile où nous préoccupait, non seulement la question de la traduction des œuvres bien entendu, mais plus encore leur foisonnement ou leur circulation dans une émulation collective dont je garde pour ma part le vif souvenir de collaborations fécondes et d’un esprit de franche camaraderie.
 Par ailleurs, je publiais encore assez souvent à l’époque des poèmes directement en langue française dans des revues et anthologies qui m’avaient été abondamment ouvertes par le succès (toujours relatif en poésie) d’un premier recueil Soleils Revus chez l’éditeur spécialisé Pierre-Jean Oswald . Or, il se trouve que j’avais écrit en 1969 une sorte de « poème en prose » que la revue Le Puits de l’Ermite avait donné dans son numéro 14 ; voici ce texte, tel qu’il parut alors, sans titre, parmi quelques autres :


J’avais pourtant toute la mer aux yeux tirée par toi jusqu’au rivage, les jours tressés à tes cheveux, à tes jointures Une cavale sombre de Camargue m’aurait emporté parmi les herbes Une colline aurait changé de place le long des traces de roues sur la poussière des pentes et la forêt aurait bouilli à la lisière de ma poitrine

J’avais l’approbation de la saison enfilée de pétales, du chemin de lettres blanches, des flocons, de la cavée de glaise éclose aux portes lisses

J’avais cela prochain comme juillet et août appris au cœur d’André Breton, tout le repos des peupliers, l’idée de toile et puis tes yeux qui claquent

J’avais la légèreté essentielle

Regagnerai-je jamais ma propre confiance

Relu plus de trente ans après sa publication originelle, ce texte m’apparaît non tant comme une première mouture ou quelque ébauche de ce qui deviendrait, même dans une autre langue, un texte définitif, mais bien un document personnel éclairant (toute une branche de la recherche textuelle d’aujourd’hui ne s’intéresse-t-elle pas fructueusement aux strates de la gestation des oeuvres ?) d’un cheminement particulier des images fondatrices dans le processus de création. Voilà sans doute pourquoi j’aurais été pour ma part plutôt tenté de traduire d’autre manière tel ou tel membre de phrase, comme le propose ma version ci-après mais sans être assuré pour autant de plus de réussite ou de légitimité objective que mon traducteur « officiel », cela va bien entendu sans dire :


Tu avais alors la mer entière aux yeux
de l’horizon au sable du rivage,
des jours entiers tressés à ses cheveux
à ses os, à sa peau…
Une jument de Camargue
t’avait peut-être emporté parmi les hautes herbes…
Quelque chose avait tressailli,
dans la terre de ta chair,
dans la forêt de ton cœur,
quelque chose qui avait bouilli dans ta poitrine
au crépuscule, mon garçon…
La saison en riait
comme rient les fleurs,
en flocons blancs
de neige…
C’est que les portes alors s’ouvraient bien grand,
et chaque route était lisse à tes pieds…

Tu avais cette légèreté de l’être
(inutile d’expliquer)
Aujourd’hui, qui sait ce qu’il en est, mon vieux

En effet, les raisons qui me poussent à préférer une tournure à une autre sont moins de l’ordre strict de la grammaire ou de la linguistique que de la prégnance de formes préexistantes (associations de mots, constructions familières, tonalités habituelles du dire…) accompagnées chez moi d’un rythme particulier, d’une certaine musique de la phrase qui furent à l’origine du mouvement d’éclosion  du poème : j’y insiste car ce cas de figure se retrouve de manière récurrente dans l’exercice d’auto-traduction parce que l’auteur y est alors tenté plus encore que le traducteur « à distance » de recréer librement une forme (librement c’est-à-dire sans la contrainte d’un sens extérieur à investir puisqu’il se sait par définition à l’abri du contresens, sans être prémuni pour autant  contre les infidélités de type proprement littéral) plutôt que de rester humblement fidèle à cette forme extérieure figée qu’est devenu « hors de lui » et malgré lui son poème.

Ces aléas du passage des frontières linguistiques sont encore plus sensibles pour les textes que l’on a vêtus postérieurement d’une musique et d’une interprétation vocale et qui sont donc reçus généralement sous le statut de chansons. Dans ce cas, le traducteur « professionnel » aura-t-il du moins la possibilité d’installer suffisamment de distance entre le texte poétique qui lui est soumis et son avatar musical pour pouvoir travailler plus simplement sur la mouture initiale. Une illustration pourrait s’appuyer ici sur la composition, assez connue des lecteurs et auditeurs insulaires, Isula idea (écrit en 1981) qui est devenue une chanson à succès grâce à la voix de Petru Guelfucci sur une musique de Christophe Mac Daniel. D’autre part, Elena Bonerandi, dont nous connaissons et apprécions les remarquables qualités de traductrice, en a proposé une version française extrêmement travaillée et belle qui a d’ailleurs été mise en ligne sur le site du CCU, si je ne m’abuse :



Isula

Isula idea di la mio alba
rosula altea è la vitalba
fiore chì sbuccia è chì ci chjama
fiore chì s’apre è dà la brama
Isula

Isula radica di a mio vita
rispiru d’una acqua salita
basgiu lampatu da i zitelli
basgiu cascatu da i battelli
Isula

Isula idea di u viaghju
di l’odissea ch’io feraghju
mandile spartu di li moi sogni
mandile crosciu ùn ti vergogni
Isula

Isula celu tintu di sole
ancu quandì  un nulu dole
chì a frasca s’alza è ci balla
cum’è un penseru di farfalla
Isula

Isula idea di li moi strazi
a voglia mea ma chè tù sazi
ochju avvagliulatu da u sole
ochju calatu d’ogni amore
Isula

Isula fata è mai morta
cuscogliula chì u ventu porta
à u locu ascosu di u core
duve u ricordu ùn pò mai more
Isula
Ile pensée

Ile pensée de ma prime heure
rose trémière et clématite
fleur qui éclot et nous invite
fleur qui s’entrouvre et donne envie
Ile

Ile racine de ma vie
respiration d’une eau saline
baiser qu’enfants ont envoyé
baiser des car-ferries tombé
Ile

Ile pensée de traversée
de l’odyssée que je ferai
mouchoir éployé de mes songes
mouchoir mouillé : tu n’as pas honte
Ile

Ile azur laqué de soleil
même quand un nuage s’en mêle
et que la feuille volète en rond
comme un dessein de papillon
Ile

Ile pensée de mes soucis
ma nostalgie inassouvie
regard de soleil ébloui
regard baissé d’amour transi
Ile

Ile magique et jamais morte
feuille séchée que le vent porte
au pli le plus secret du cœur
là où mémoire jamais ne meurt
Ile

Il y a là d’incontestables bonheurs d’écriture nés du travail d’une traductrice compétente, bilingue parfaite et particulièrement sensible à la langue poétique. Quant à l’épreuve d’auto-traduction, elle rencontre naturellement les mêmes difficultés liées à l’organisation métrique, aux inévitables interférences paroles/ musique, à la présence de la rime, auxquelles s’ajoute la tentation pour l’auteur, comme je l’évoquais dans le précédent exemple, de reconstruire en l’autre langue un texte qui s’inscrive dans l’élan créatif initial (images, mouvement) et s’efforce en même temps de rendre les caractères liées à la version chantée, brillante survenue. Tel était en effet mon projet :


Ile pensée de l’aube mienne
rose trémière ou liseron
fleur éclose qui nous appelle
et nos désirs s’épanouiront
Ile
Ile de ma vie la racine
et de la mer respiration
baiser d’enfant jeté sur l’eau
tombé peut-être d’un bateau
Ile
Ile du voyage imaginé
de l’odyssée que je ferai
mouchoir de nos rêves éployé
mouchoir de l’émotion mouillée
Ile
Ile ciel de lumière coloré
même si la nue vient menacer
quand s’élève et danse une feuille
telle un souci de papillon
Ile
Ile pensée île tracas
désir naissant que tu comblas
soleil qui éblouit les yeux
regard baissé des amoureux
Ile
Ile ma fée mon immortelle
feuille levée que vent harcèle
jusqu’au lieu secret de mon cœur
où souvenir jamais ne meurt
Ile

L’auto-traduction laisse, on le voit bien, toute latitude à l’auteur qui peut se dégager facilement de la servitude de la langue de plus commune appréhension pour s’engager dans des voies plus hardies, autorisées par son statut d’auteur qui peut imposer sa pratique personnelle de la langue, syntaxe et lexique, ses propres habitudes de métaphorisation, puisqu’il est supposé (ou il suppose) n’avoir pas de comptes à rendre. Dans l’exercice de traduction, en revanche, si l’objet initial demeure la référence absolue, la liberté du traducteur consiste à investir totalement cet objet pour en tirer un second objet, certes né d’une lecture fidèle, mais dont la forme sera modelée par sa sensibilité même. Un « jeu » (au sens technique, comme on dirait d’une pièce mécanique qui joue par rapport à une autre) peut alors s’installer dès l’instant que la forme visée dans la langue cible permet de varier les « mouvements » et les « sorties » selon qu’on aura attribué une manière de priorité à tel ou tel élément du texte source. Je propose une illustration de ce cas de figure avec le célèbre sonnet d’Arthur Rimbaud  Le dormeur du val donné ici comme exercice en deux versions corses, la première en vers respectueux (en partie du moins) de la forme fixe initiale, la seconde plus fidèle à une phrase littérale et se dégageant par la souplesse de la prose de la métrique rimbaldienne :


L’addurmintatu di a valle

Hè un ghjargalettu zeppu
duv’ella canta una vadina
chì vole appende à ogni erbetta
l’argentu vivu di a so crina.
Ci luce un sole muntagnolu,
ind’a verdura d’issu vallicciolu.

Un giuvanettu suldatellu
à bocca aperta è capinudu
si dorme un sonnu di zitellu
à mezu à lu so lettu crudu
di frasche verdi è di filetta :
sopra, ci hè u celu ch’aspetta.

Dorme sticchitu è spinseratu,
cù a niscentria di l’acellu calatu :
o Natura, feghja, chì mi pare malatu !

Un li sente più i to prufumi
stracquatu à u sole, tranquillettu :
hà leccu un paghju di palle in pettu.


Hè un ciottu di verdura duv’ellu canta un 
fiumicellu, chì appende stracci d’argentu 
à l’erba di e so sponde. Un sole muntagnolu 
ci lampa spere di luce chì sciumanu 
ind’u vallicciolu..


Un sullatu, giovanu, à bocca aperta 
è capinudu, u tupezzu in la frescura di u
lavone innazuratu, dorme ; hè stracquatu 
à mezu à l’erba sott’à u celu, pallidu, nant’à u 
so lettu verde duve a luce piove.


I pedi à mezi fiori, dorme, à boccarisa cum’è un zitellu 
ammalatu : li face una sunnata. O Natura, annannalu 
callu callu, ùn vedi ch’ellu hà u freddu !

I prufumi ùn facenu più palpità 
li so nari. Dorme tranquillu, cù a 
so manu in pettu. T’hà dui tufoni rossi à latu drittu.

Le poème est suffisamment connu pour qu’il soit inutile de souligner les écarts de la première version par rapport à l’original ; la seconde version reste plus proche de la lettre du poème dans l’ordre syntaxique même et apparaît en cela objectivement plus fidèle. Je préfère, pour ma part, la version rimée, certes infidèle à la métrique du sonnet dont elle s’éloigne en transformant notamment les quatrains en sizains, mais impose son propre système d’images et sa propre dramaturgie avec plus d’efficacité.

Pour rester dans le domaine de ce travail délicat du passeur appelé à opérer des choix difficiles dans le jeu de reconstruction de formes acceptables dans la langue cible, alors même que l’original est lui-même déjà une construction complexe, a fortiori s’il s’agit d’une chanson poétique, je parlerai, et ce sera mon dernier exemple, d’une rencontre récente, celle de l’auteur-compositeur-interprète Philippe Forcioli, considéré par les connaisseurs comme un des meilleurs représentants de la chanson française de qualité d’aujourd’hui. Il m’a soumis un très beau texte de son répertoire A la cime des arbres (enregistré dans un CD édité par Le chant du monde en 1989) en me demandant de le traduire en corse. Voici donc l’original français et sa version corse :


A la cime des arbres

A la cime des arbres
Je m’y plais
Juste à la pointe extrême
D’un cyprès
D’un cyprès d’un chêne
Ou d’un pin
Eucalyptus ou même
L’arbre à pain

Tout là-haut sans cordage
Ni piton
Le nez dans les nuages
Je tiens bon
Une hune comme à l’âge
Des bateaux
J’étudie le langage
Des oiseaux

Beaux oiseaux petits frères
De la paix
Je prie dans vos prières
De forêt
Des marais des rivages
Des jardins
Oiseaux aux longs voyages
Hauts voisins

Les chemins de bitume
M’ont usé
Eus-je un don de vos plumes
Pour oser
Rameuter des oreilles
En chantant
Au ciel monts et merveilles
Cœur battant

Je suis né dans les pages
D’un cahier
Ecolier plutôt sage
Je songeais
Suis mort dans le feuillage
Mille fois
A chercher ton visage
Croix de bois

A la cime des arbres
Je m’y plais
Si les chasseurs me sabrent
Je vivrai
Enfant dans mes poèmes
Egaré
Juste à la pointe extrême
D’un cyprès
In cima à l’arburoni

In cima à l’arburoni
Sò mè stessu
Quassù in l’alti ghjamboni
D’un cipressu
D’un cipressu una leccia
O d’un pinu
Ocalittu in curteccia
Castagninu

Senza le fune longhe
Nè le corte
U nasu ind’u celu
Tengu forte
In punta à un vergaghju
Di battellu
Studieghju u linguaghju
Di l’acellu

Acelli fratellucci
E paceri
Dicu e pregherucce
Furestere
Quelle di cateraghju
Di giardini
Acelli di u viaghju
Me vicini

E strade di catramu
M’anu frustu
E vistutu di piume
Ghjustu ghjustu
Vogliu fà sente triglie
E po cantà
In core maraviglie
A musicà

Sò natu ind’un quaternu
Sfuglittatu
Scularu di l’eternu
Sunniatu
Sò morte in un surrisu
Centu volti
A circà u to visu
Ch’ellu volti

In cima à l’arburoni
Mi staraghju
Sì un cacciadore tira
Camperaghju
Zitellu in puesia
In mè stessu
Ancu in punta ‘la sia
D’un cipressu

Je n’insisterais guère sur les contraintes qu’impose un texte comme celui-là : vers très courts (trisyllabiques et hexasyllabiques), alternance classique des rimes masculines et féminines, lexique recherché avec effets de sens…sans compter la mélodie associée à laquelle il convient de se conformer également puisque le texte doit rester chantable. Cela oblige le « passeur » à ce type de « bricolage » que j’évoquais d’emblée : il s’agit pour lui d’inventer des « passerelles » possibles, par des inversions de l’ordre des mots, par l’utilisation de sonorités nouvelles à la recherche de rapprochements inouïs, par l’introduction de configurations sémantiques permettant à d’autres valeurs d’émerger sur la palette interprétative, bref de se livrer à un ensemble d’opérations expressives dans l’objectif d’obtenir une sorte d’équivalence langue à langue. Et ce sont justement ces essais, ces manipulations, ce « bricolage » pour reprendre une image assez juste en somme, qui procurent aussi lorsqu’ils fonctionnent, dans l’alacrité du geste, l’essentiel du plaisir poétique, faut-il l’avouer.

Et puisque nous sommes dorénavant en présence de deux objets liés par cette gémellité certes relative mais désirée, pourquoi ne pas pousser l’expérience plus profond encore ? C’est-à-dire essayer le retour sur la source en tentant une nouvelle version du premier résultat obtenu vers la langue d’origine: ici, ce retour sur soi ou ce « retroussement » correspondait d’ailleurs aussi à la volonté de l’auteur qui souhaitait vérifier en quelque sorte la nouvelle acceptabilité de son œuvre dans la traduction obtenue. L’exercice est certes périlleux car il peut arriver, comme dans ce jeu surréaliste qui consiste à transmettre d’une personne à l’autre, dans une chaîne, un message reçu du voisin, à voix basse et à l’oreille, que la substance même du message soit considérablement altérée ou perdue. Mais il est possible aussi que la version retraduite ajoute du sens et ouvre des voies nouvelles surprenantes pour l’auteur de l’original lui-même : c’est ce qu’a affirmé en tout cas Philippe Forcioli qui, loin de les récuser, m’a avoué son plaisir d’avoir mis au jour grâce à l’exercice certaines potentialités de son propre texte et d’avoir pu ainsi s’enrichir des pistes ouvertes en les accueillant comme fruit « à plusieurs mains » du travail et du hasard poétiques.

Malgré cette réaction, je pressens que ce dernier exercice paraîtra à certains d’une inutile vanité ; à d’autres il communiquera peut-être même une désagréable impression de vertige, une sorte d’abîme des virtualités du sens où la substance poétique risque au bout du compte de se perdre. Le goût immodéré du traduire nous aurait alors conduit trop loin…Je pense pourtant qu’il n’en est rien, bien au contraire, et je suis même tenté de proposer ici de reconsidérer nos définitions habituelles : il me semble en effet que la traduction pourrait s’entendre non seulement en aval du poème dans la distribution vers toutes les langues possibles mais aussi très en amont du poème, à la source même où se jouent tous les possibles du langage. Elle peut dès lors s’appliquer au poème initial dans son expression première la plus naturelle, puisque ce poème-là peut déjà être considéré en effet comme une traduction, une traduction de lui-même en somme, c’est-à-dire des formes internes de sa propre langue, des images, des jaillissements, des pulsions, des sonorités fondatrices, ce matériau brut que le poète organise d’abord en pièce originale.

1 commentaire:

  1. Sur la traduction c'est là un texte original parce qu'il repose sur des exemples pratiques plutôt que sur quelque théorie préétablie à laquelle le traducteur devrait se soumettre. L'hypothèse finale ajoute un intérêt à la lecture et mérite sans doute une réflexion à poursuivre.

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